Toute la modernité du XXe siècle naissant palpite en Apollinaire, le poète, héraut et aiguillon des avant-gardes, de Picasso à Duchamp.
Évoquer l’Apollinaire critique d’art, l’homme qui fut à l’épicentre de la modernité entre 1902 et jusqu’à sa mort en 1918, est équivalent non seulement à convoquer les mânes de Picasso, autre titan du XXème siècle, frère de fêtes dionysiaques et d’explorations radicales. Mais aussi ceux de Matisse, des Delaunay et de l’orphisme, du Douanier Rousseau et des naïfs, de Picabia et du surréalisme naissant (au passage, il faut dire que c’est Apollinaire qui a forgé ce néologisme). Et il faut encore raconter la promotion des fauves, du cubisme parisien et du cubisme international. Et, last but non least, il faut comprendre aussi ses réserves au sujet des futuristes italiens ou de Dada, par exemple.
Et il faut aussi découvrir partout le héraut salué. De fait, les portraits d’Apollinaire abondent, cristallisant les compagnonnages, tous pensés comme des manifestes. De Chirico, Chagall, Breton bien sûr… Parce que celui-ci, le futur auteur de L’Art magique, aura conservé toute sa vie la photo dédicacée de son modèle. On la découvrira dans une des vitrines de sa maison toutes remplies de documents aussi précieux qu’éclairants. Et parce que Breton s’était précipité au chevet du soldat blessé au lendemain de sa trépanation, dans les starting-blocks pour prendre le relais…

Giorgio de Chirico, « Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire », huile et fusain sur toile, 1914
Pour cerner enfin la silhouette du géant, il faut aussi pister les liens avec les avant-gardes allemande, autrichienne, russe ou new-yorkaise, toutes abonnées à sa revue Les Soirées de Paris. Les exemplaires originaux et les lettres conservées attestent d’un réseau dense, qui va jusqu’à un Kandinsky en quête de l’abstraction pure ou à un Duchamp que l’auteur des Onze Mille Verges a été l’un des premiers à comprendre en France. Une roue de bicyclette placée sur un socle ou un urinoir installé dans un musée: tout, selon lui, peut devenir art du moment que l’artiste œuvre en chamane. Qu’il sait par quelque travail magique, comparable à celui du poète sur la langue, révéler le sacré du monde.
Entre tous ces souvenirs, la tête tourne donc, comme ont vibrionné ces quinze années décisives. Quand le goût était revu de fond en comble. Aujourd’hui encore nous aimons ou détestons sur la base de ce qui fut créé et écrit alors. Le secret d’Apollinaire? La réalité c’est qu’il saute aux yeux si on regarde leurs œuvres majoritairement graphiques.
Ce boulimique doté d’une culture classique complète dès la sortie du lycée -ce qui fait qu’il pouvait ne pas en être impressionné- adorait les mélanges. Formes anciennes et actuelles, civilisées et sauvages, occidentales et lointaines; art noble ou populaire, académique ou des marges, délicieux ou horrible, abject ou délicat… Dans le sillage d’un Baudelaire, Apollinaire a sans cesse passé ces frontières, en «arpenteur mental» comme l’a défini Breton. Ainsi, il adorait les papiers collés de Picasso et de Braque. Placés en regard, ses calligrammes s’imposent d’évidence comme leurs pendants littéraires.
Et, soudain, les bornes de la liberté ont sauté: «On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, de morceaux de toile cirée, des faux cols, des papiers peints, des journaux.» Seul compte l’effet produit. «J’émerveille»: tel était en effet le credo du grand enchanteur, que Picasso et tous les cercles pionniers ont couronné de lauriers.
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