Pour la première fois, la très politique manifestation d’art contemporain se déroule entre Grèce et Allemagne. Un geste fort alors que perdurent les tensions entre Europe du Nord et du Sud, sur fond de crises économique et migratoire.
Au musée d’Art contemporain d’Athènes (EMST), la provocatrice artiste argentine Marta Minujín paye la dette grecque en olives à une Angela Merkel fantoche le jour de l’inauguration de la Documenta. Cet été à Cassel, en Allemagne, elle reproduira un Parthénon grandeur nature tout entier constitué de livres interdits à un moment de l’histoire. Sur la Friedrichplatz, à l’endroit même des autodafés nazis. Le ton de la 14e Documenta est donné, politique et plutôt beaucoup moins clownesque que cette performance inaugurale. A l’heure de l’euroscepticisme, Athènes et Cassel ont travaillé ensemble pendant trois ans pour imaginer la mythique exposition quinquennale d’art contemporain qui s’ouvre cette année, exceptionnellement, dans la capitale grecque.
Partir à Cassel. Atterrir à Athènes. La Documenta déboussole. Où est-on ? A Kathènes, à Assel ? Tout est fait pour que l’on perde le nord, selon le souhait du directeur artistique nommé en 2013, le Polonais Adam Szymczyk, curateur star et ex-directeur de la Kunsthalle de Bâle. Une première phase s’est ouverte le 8 avril à Athènes. Elle durera environ cent jours. Le maire, Georges Kaminis, glissait à l’issue de la conférence de presse : «C’est aussi important pour nous que les Jeux olympiques, la même magnitude.» Une seconde phase sera inaugurée en juin à Cassel, socle d’origine de la manifestation, pour cent jours également. Environ 160 artistes seront exposés entre les deux villes.
Adam Szymczyk, dans un exercice audacieux et équilibriste, a tendu un fil invisible entre la Grèce et l’Allemagne. Le directeur artistique, intuitif, a voulu un axe fort, engagé, polémique aussi, qu’il a intitulé «Learning From Athens», («Apprendre d’Athènes»). Alors que son équipe s’installait en Grèce pour y travailler, Syriza arrivait au pouvoir. En 2016, dans un pays au bord de la faillite et faisant face aux afflux de migrants, le Premier ministre, Alexis Tsípras, réclamait à l’Allemagne réparation de l’occupation nazie, vieille antienne, face à la rigueur imposée par l’Allemagne dans le remboursement de sa dette. Les relations entre les deux pays sont tendues. Et les rancœurs finissent parfois par remonter à la Seconde Guerre mondiale. Etait-ce obscène d’installer la Documenta dans un pays en crise pour plier bagage, une fois le show terminé ? Il est justement dans l’ADN de l’institution d’apaiser les tensions et de s’inscrire au cœur des frictions politiques. Son ambition d’origine, en 1955, cherchait à rapprocher l’Allemagne du reste du monde dans l’Europe d’après-guerre. Fondée par le peintre Arnold Bode, la première Documenta voulait ouvrir les yeux des Allemands sur l’art des années 20 et 30, «dégénéré» selon les nazis, mais aussi sur l’abstraction, enjeu dans la guerre froide.
Adam Szymczyk, lui, s’est tourné vers la Méditerranée pour voir autrement. Il invite à se faire nyctalope dans une période sombre : «Abandonnons les préjugés et perçons les ténèbres en apprenant toujours plus», invoque-t-il lors du discours d’ouverture. Le logo de son édition est une petite chouette, emblème d’Athènes, qui se tord le cou – comme les animaux le font avec grâce – pour chercher un autre point de vue. En désaxant les perspectives, il bouscule les représentations, noue des liens, regarde le nord depuis le sud, attire l’attention sur le berceau de la démocratie et de la philosophie, se place au cœur des échecs européens et ausculte par le prisme de l’art la crise que nous traversons. Généreux et risqué.
Traditionnellement anti-mercantile, à l’écart des impératifs du marché de l’art et des artistes «bankable», la Documenta a choisi de travailler avec les institutions publiques exsangues. Laissant à l’écart les fondations privées grecques. Une façon de retrouver le bien commun.
Tout un symbole, le gigantesque musée national d’Art contemporain (EMST), logé dans l’ancienne brasserie Fix, est intégralement ouvert pour l’occasion. Il était vide et nomade jusqu’ici, l’équipe n’ayant aucun budget. Sur quatre étages, 18 000 m2 accueillent des œuvres hétéroclites et installées sans grande cohésion : neige des Jeux olympiques de Sotchi dans un frigo en or, masques indigènes, touchants objets archéologiques récupérés…
«Ici, il n’y a pas les stars du marché de l’art. Cela a été un choix de montrer une alternative», explique le Français Pierre Bal-Blanc, ex-directeur du Centre d’art de Brétigny, dans l’équipe des six commissaires choisis par Adam Szymczyk. Cette Documenta privilégie la performance, la musique, la danse, la poésie sonore et la vidéo. Un art qui rapproche les gens, creuse l’histoire et crée du bien commun. Un art collectif, collaboratif, parfois social, mâtiné de rituel. Anti spectaculaire. Regardons attentivement la réponse et à Athènes et à Cassel…
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