Le fil rouge d’un mécène

Derrière l’accrochage clairsemé des chefs-d’œuvre exposés à la Fondation Louis-Vuitton dans «Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine» (jusqu’au 20 février), se devine le choix de la part de la commissaire, Anne Baldassari, de laisser rayonner à leur juste mesure chacune des œuvres présentées dans la douzaine de salles.

Mais aussi de faire sentir comme les espaces entre eux sont pleins, très pleins d’histoires où s’entremêlent des controverses artistiques, certes, mais aussi la politique, l’argent, le goût, la mode, les humeurs, les passions, la vie de leurs créateurs et, peut-être davantage encore, celle de Sergueï Chtchoukine, ce Russe fortuné qui en a fait tôt l’acquisition, et contrairement à d’autres collectionneurs, ne s’en est jamais séparé que contraint et forcé : après la Révolution d’octobre, il dut s’exiler. Ses pièces furent nationalisées, réparties entre le musée de l’Ermitage et le musée Pouchkine, puis honnies par Staline. Le bon de sortie accordée aujourd’hui à la moitié de la collection (127 œuvres sur 275 au total) est une première. En 2016, le rapport aux artistes et à la modernité qui fut celui de Chtchoukine jette d’autres éclairages sur l’histoire bien connue de cette période où, ainsi que l’exprima un critique allemand découvrant sa collection à Moscou en 1919, «l’art français domine le monde».

Sergueï Chtchoukine s’est mis à collectionner sur le tard (à plus de 40 ans). Il lui a fallu le temps de transformer l’entreprise familiale de textile déjà florissante en un géant mondial du secteur. Ses cinq autres frères, eux, ne l’attendent pas pour acheter sur le marché de l’art. Pour les Chtchoukine, affirme un des auteurs du catalogue, descendant de la famille, collectionner équivaut à «affirmer le chic et l’audace d’une firme tournée vers la modernité». Sergueï en tout cas, en 1898, se joint à ses frères, Piotr et Ivan, pour visiter le gratin des marchands parisiens, les Vollard et Durand-Ruel, et y acquérir des toiles de Manet, Monet, Renoir et Maurice Denis. L’équipée deviendra solitaire, les deux frères de Sergueï changeant d’optique (l’un se consacrera à une vie de dandy, l’autre à la peinture espagnole, du Greco à Goya). Le néophyte se retrouve, à partir de 1900, seul «maître du jeu sans avoir eu besoin de faire le moindre effort», et on peut constater au passage comme la collection d’art était déjà à l’époque un sport de combat, une forme de compétition pour obtenir la bonne pièce. Cette forme d’émulation, Sergueï Chtchoukine allait la connaître, pour le meilleur, au contact de Leo et Gertrude Stein, le célèbre couple de collectionneurs américains qui le «galvanisent et l’aident à s’aventurer en leur compagnie sur la terra incognita de l’art moderne», ainsi que l’explique Anne Baldassari, et donc, ajoute-t-elle, à aller contre «ses propres goûts».

Car si Chtchoukine ne s’est jamais vraiment trompé (au regard du jugement de l’histoire), asseyant sa collection sur des bases impressionnistes, il a ensuite sans cesse vu le vent pictural tourner. Or, à l’aube de l’abstraction, il tournait vite et souvent, avant que quiconque, hormis les artistes, le sentent. Il a par exemple très tôt vu venir Matisse et aussitôt après Picasso. Sans être jamais le premier mais, semble-t-il, en étant à chaque fois le plus obstiné et le plus confiant dans le génie des artistes. Ce qu’il a prouvé d’une part en les achetant massivement (des tableaux par dizaines) et d’autre part en s’en séparant très rarement. Son goût pour Matisse peut le détourner de celui qu’il nourrissait pour Cézanne, il ne revend pas les toiles de l’un pour laisser de la place à l’autre. De là vient aussi que cette collection, est un petit miracle : ne s’étant pas renié, ayant préféré admettre qu’il évoluait, Chtchoukine laisse une somptueuse carotte géologique des secousses artistiques incessantes, vivement ressenties en direct à l’époque, de nabis en cubistes, de post-impressionnistes en fauvistes. Quand les toiles de Gauguin rentrent au Palais Troubetskoï, un peintre, fidèle visiteur du soir, rapporte que «les invités n’arrêtent pas de rire des tableaux». Quand, peu après (car l’ensemble de la collection est acquis en à peine plus de quinze ans), c’est au tour de Picasso d’entrer en grâce, Perstov, un historien d’art, constatera qu’avec lui, au sein même de la collection, «toute la peinture la plus récente paraît naïve comme une lueur diurne à côté de l’abîme de la nuit».

Ces querelles, ces contradictions, ces moqueries, Chtchoukine a préféré s’en nourrir. Mais la pilule, même pour lui, fut souvent dure à avaler. En 1910, devant le tollé suscité par l’exposition au Salon d’automne de la Danse et la Musique, deux panneaux décoratifs qu’il avait commandés à Matisse, il se rétracte et se rabat sur un grand tableau de Puvis de Chavanne… avant, quelques jours plus tard, en route pour Moscou, de se raviser. «J’espère que j’aimerai les panneaux un jour», écrit-il à Matisse quand il les reçoit, en décembre…

Pas de commentaires

Commenter

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.
Les champs obligatoires sont marqués avec:


Vous pouvez utiliser ces tags HTML et des attributs: <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>