Toujours poilues et en colère, les Guerrilla Girls ont fêté leurs trente ans d’existence l’an dernier. Ce collectif américain s’est fait la mauvaise conscience d’un milieu artistique souvent dominé par des artistes blancs et masculins. Pas encore ringardisées, elles viennent d’exposer au côté des activistes françaises de La Barbe à la galerie Michèle Didier (Paris IIIe), avant d’investir Londres en octobre et le Frac Lorraine en novembre.
L’accrochage parisien de leurs productions, qui relèvent d’un street art tendance punk féministe et anticapitaliste, permet de mesurer la longévité et l’impact de cette résistance créative. Soit une forme d’«artivisme» mêlant pratiques artistiques, contestation incisive et redoutables plans de com. Leur marque de fabrique? Des créations graphiques qui allient un sens de la formule souvent hilarant à des statistiques éclairantes. L’une de leurs interventions les plus mémorables, sur fond jaune poussin, comporte l’image détournée de la Grande Odalisque d’Ingres avec une tête de singe accompagnée de ce slogan: «Les femmes doivent-elles se dénuder pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 5% des artistes dans les sections d’art moderne sont des femmes mais 85% des nus sont féminins.».
Dans le sillage des activistes underground du Guerrilla Art Action Group qui sévissait à New York à la fin des sixties et de Gran Fury, proche d’Act Up, l’acte de naissance des Guerrilla Girls remonte à 1985, après une exposition au MoMA. «Nous voulions attirer l’attention sur une situation dont personne ne parlait. C’était après la deuxième vague du féminisme, il y avait à l’époque un réel retour de bâtons patriarcal.» Un petit noyau se réunit et opte alors pour une formation en groupe d’action non violent ainsi que pour un anonymat protégeant ses membres sans faire écran à leur discours. «Le but a toujours été de générer de la discussion et du débat, critiquer ne suffit pas».
Après la diffusion des premiers tracts dans la rue, les Guerrilla Girls affirment que «le ciel nous est tombé sur la tête, tout le monde parlait de nous et voulait savoir qui nous étions». L’année suivante, elles récidivent en attribuant des mauvaises notes sur un bulletin scolaire aux principales galeries, comme Mary Boone ou Leo Castelli, assorties d’observations acerbes: «Inattention», «délinquant», «boy crazy». La riposte courroucée ne se fait pas attendre, qui les accuse de sectarisme, d’entretenir une passion malsaine pour les quotas ou encore d’incarner un combat d’arrière-garde. Après un quiproquo dans le groupe entre les mots anglais «guerrilla» et «gorilla», le masque de gorille est finalement adopté comme signe distinctif.
Le combat des Guerrilla Girls reste symbolique, elles ne lacèrent pas les toiles ni ne s’immolent par le feu en plein vernissage au milieu des petits fours. Malgré quelques échauffourées, leur popularité leur impose plutôt désormais de poser sur des selfies avec des nouveau-nés. Au fil des années, ce club très fermé s’est élargi pour accueillir jusqu’à une soixantaine de membres de tous poils, souvent artistes. Si la renommée des Guerrilla Girls à travers le monde est avérée, leurs opérations coup de poing ne vont pas, souvent, sans certains couacs logistiques.
Au risque d’être récupérées, elles sont fréquemment conviées par des institutions qu’elles ne se privent pas de critiquer, comme le musée Ludwig de Cologne, qui a fait l’été 2016 par leur biais son autocritique.. Le Whitney Museum a également fait l’acquisition de 88 de leurs posters l’an dernier. Très sollicité, le collectif a diversifié ses activités (ateliers, débats dans les universités) et ses cibles, s’attaquant aussi bien aux clips musicaux qu’à la normativité du Web. Sur Internet, le slogan viral a pris le pas sur la rhétorique eighties: actives en ligne depuis le milieu des années 90, elles se félicitent d’avoir décuplé leur force de frappe grâce aux réseaux sociaux.
Après trente ans à battre le pavé, ce lobbying des consciences, toujours d’actualité, aura en partie porté ses fruits. «Au début, dans les années 80, on nous disait que les femmes et les minorités ne produisaient pas un travail de qualité suffisante, ce qui justifiait leur invisibilité. Aujourd’hui, plus personne n’ose tenir ce genre de discours, se félicitent-elles. C’était un environnement très discriminatoire, mais aussi moins professionnalisé et moins mondialisé.» Aujourd’hui, les progrès ne manquent pas, à l’image des formations artistiques plus ouvertes à la diversité, même si l’accès aux monographies, par exemple, reste inégalitaire. «Plus la notoriété est grande, plus le plafond de verre s’épaissit. Les femmes et les artistes de couleur sont encore filtrés», analysent-elles dans une interview avec Clémentine Gallot sur les pages de Libération du 18 septembre.
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