Le travail du graveur est comme celui de l’alchimiste qui, grâce à la gouge, au burin, au brunissoir, aux poinçons, aux acides, aux vernis et aux encres, crée des empreintes et des trames, des marques et des traces. L’artiste graveur agit comme un magicien, comme un sorcier, ou comme un orfèvre qui transforme en réalité un secret caché dans les profondeurs de la matière. Il dessine, taille, incise, gratte, corrode, polit, encre… et fond son métier en un tout pour obtenir une nouvelle réalité permettant à ses rêves de se refléter sur le papier. À cet égard, contempler le revers de l’image, faite en un long processus, par une multitude de passages, par une chaîne de séquences, par un entrelacement de stades qui ne se révèlent et ne se matérialisent que lorsqu’elle est imprimée, est vraiment une alchimie magique. Une aventure artistique, un champ de recherche, d’expérience et de créativité, de même qu’une oeuvre d’architecture se construit en plusieurs phases qui interprètent les différentes contributions et intentions de l’artiste.
La permanence de la gravure. Oeuvres de la collection Gelonch Viladegut offre un vaste tour d’horizon représentatif de l’histoire de la gravure, dans une grande diversité de langages qui donne à cette exposition une richesse et une variété extraordinaires. Cette collection permet de voyager à travers une histoire écrite de la gravure, de ses débuts jusqu’à nos jours, grâce à des oeuvres représentatives de chaque moment historique et à des auteurs ayant joué un rôle éminent dans l’essor de cette discipline. Ce fonds comprend 300 gravures, allant du XVe siècle à nos jours, et offre des exemples des principales écoles, techniques et vocabulaires, outre des affiches et des livres d’artiste. Les pièces présentées dans cette exposition ont été sélectionnées à partir du fonds de cette collection ; elles invitent à parcourir, dans l’ordre chronologique, les six derniers siècles de l’histoire de l’art. Les salles du Museu Jaume Morera de Lleida engagent le spectateur à contempler quelques-uns des grands maîtres de l’histoire de la gravure, 110 pièces d’une grande valeur artistique, à travers lesquelles on peut connaître l’évolution technique et esthétique de cette discipline.
À l’origine, la gravure était destinée à diffuser des informations sous forme graphique, c’était un moyen de raconter ou de reproduire une histoire, et donc un outil de communication. À cet effet, elle devait rester un instrument auxiliaire et non être une pratique autonome ayant sa propre voix. En fait, jusqu’à la fin du XIXe siècle, tant que les techniques de reproduction photomécanique ne se seront pas perfectionnées et propagées, la gravure ne se délivrera pas de sa servitude utilitaire, celle de diffuser l’image, d’être un messager de l’histoire, et ne pourra donc pas entreprendre son aventure de langage artistique. C’est au XVIIIe siècle qu’on commence à concevoir la gravure comme une pièce originale mais ce n’est qu’au XIXe siècle que les artistes se mettent à produire des éditions limitées et à les signer. Depuis lors, elle est devenue un moyen d’expression artistique, une forme plastique dotée de sa propre personnalité, capable d’utiliser les ressources expressives et techniques infinies qui ont enrichi les méthodes traditionnelles et orthodoxes.
Nous allons à présent, en suivant la structure de l’exposition, tâcher de donner un aperçu de l’évolution de la gravure à travers les siècles et présenter les artistes les plus importants de cette sélection, sans pouvoir, dans les limites de ces pages, commenter tous ceux qui y figurent. Notre fil conducteur, ce sont donc les artistes choisis pour cette exposition, et nous laisserons ainsi de côté un bon nombre de créateurs qui ont joué, à différentes époques, un rôle important, mais n’entrent pas dans ce tour d’horizon. Pour ce qui est du chapitre contemporain, il nous a semblé pertinent de commenter et de situer les courants et mouvements dont les artistes ici réunis ont fait partie à un certain moment de leur carrière, plutôt que de nous centrer sur le commentaire de l’oeuvre des plus importants. Nous devons garder à l’esprit qu’il s’agit d’une collection privée et que cette exposition ne prétend donc pas à l’exhaustivité, mais vise à retracer l’évolution de la gravure à partir des oeuvres qui composent ce fonds. Aussi convient-il de souligner que tous les artistes qui mériteraient d’être présents ne le sont pas ; en ce sens, il s’agit d’une collection vivante, ouverte et dynamique qui évolue comme le collectionneur lui-même et qui forge son propre caractère jour après jour.
La tradition de la gravure
Le XVe siècle fut le siècle des découvertes. Les nouvelles avancées, qui touchèrent aussi bien le domaine scientifique et technique que celui des idées, furent le point de départ de l’époque moderne. Parmi les événements qui contribuèrent hautement à la propagation et à la diffusion du savoir, la généralisation des procédés permettant d’obtenir des images imprimées ne fut pas des moindres. La gravure devint un moyen de communication visuelle et un authentique véhicule des modèles de la Renaissance. C’est pour cette raison que les gravures constituèrent l’un des outils les plus puissants de la pensée moderne. Au cours du XVe siècle, la gravure cesse d’être une technique d’une qualité médiocre et sans grand impact pour atteindre le statut et la dignité de discipline autonome très appréciée.
Bien que la gravure ait eu à l’origine une fonction illustrative, les oeuvres choisies dans cette exposition ont été pour la plupart réalisées par des artistes qui concevaient la gravure comme un langage et mesuraient sa portée. Avant l’invention de la photographie au XIXe siècle, le seul système de reproduction fidèle était la gravure, qui fut inventée en Chine. L’impression avec des planches de bois, la xylographie, fut conçue dans ce pays au IXe siècle, et devint une pratique bien établie en Europe du début du XVe siècle. Les gravures sur bois, qui se multiplièrent avec l’apparition de l’imprimerie du livre, furent une révolution en Occident. L’invention de Gutenberg permit de reproduire textes et images, ce qui supposa une démocratisation des arts, des sciences et des lettres et favorisa le rayonnement culturel. Les gravures complétaient les textes pour une meilleure compréhension des travaux scientifiques et techniques et étaient indispensables pour l’apprentissage des érudits. Ces gravures étaient pour la plupart imprimées sur bois, mais lorsque les matrices de métal évoluèrent et permirent d’ajouter des ombres, les résultats furent plus satisfaisants que la xylographie. Le procédé chalcographique signifia des progrès techniques non seulement pour le graveur, mais aussi pour l’imprimeur, qui perfectionnèrent ainsi leur métier. Ce n’est qu’au XIVe siècle en Europe, et au XVe en Espagne, qu’apparaissent, à ce qu’on sait, les premières incisions sur plaque métallique.
Un monde symbolique et ésotérique imprègne la pensée de l’époque. La mythologie se chargera d’une intention moralisatrice et les sciences occultes, telle l’alchimie, joueront un rôle important dans la société intellectuelle d’alors. On verra surgir des représentations allégoriques et mythologiques de toutes sortes dotées d’une grande force symbolique, ce que unifiera les représentations du XVe au XVIIIe siècles.
Parler des débuts de la gravure artistique, c’est parler d’Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471- 1528), un artiste qui représente l’un des grands 189 jalons de la Renaissance. Peintre, graveur et théoricien de l’art, il manifesta un intérêt particulier pour les problèmes de la perspective, la proportion et l’anatomie. L’extraordinaire maîtrise technique de certains de ses burins et de ses gravures sur bois marque un tournant dans l’histoire de la gravure, dans laquelle il investit son métier virtuose et son grand pouvoir de création. L’artiste ne concevait pas la gravure comme une reproduction, mais comme une oeuvre d’art à part entière. Son incroyable créativité fit de lui l’artiste le plus complet et le plus influent de son temps. C’est pourquoi la période d’expansion des nouvelles idées humanistes, entre le XVe et le XVIe siècles, s’appelle désormais «période Dürer». La gravure sur bois Madone est un fidèle exemple de son monde spirituel profond allié à son sens humaniste, d’un naturalisme empreint de mystère qui cherchait à refléter les secrets de la vie intérieure des personnages.
C’est au XVIIe siècle que la gravure accède au statut d’oeuvre d’art. On continuera à l’utiliser comme témoignage documentaire et comme moyen de diffusion, mais elle dictera ses propres lois, avec l’émergence de nouveaux procédés et de nouvelles techniques telles que l’aquatinte, qui enrichira les résultats. Le cuivre relègue le bois et les oeuvres les plus importantes de ce siècle seront gravées au burin et à l’eau-forte. Il est important de se rappeler que, durant ce siècle, les graveurs s’organisent en corps de métier et se libèrent des éditeurs pour jouir d’une plus grande liberté d’action. Ce qui permet l’apparition d’artistes graveurs dotés d’un style personnel, comme l’Espagnol Ribera ou les Hollandais Rembrandt et Van Dyck, dont l’oeuvre échappe à l’académisme froid et formaliste de ceux qui s’attachent avant tout à la perfection du métier. Mais la grande figure de l’école hollandaise, et l’un des graveurs les plus éminents de tous les temps, est Rembrandt Harmensz van Rijn (Leyde, 1606 – Amsterdam, 1669), qui, avec Dürer, Goya et Picasso constitue le sommet de l’histoire de la gravure. Sa contribution à la peinture coïncide avec ce que les historiens ont appelé «l’âge d’or hollandais», mais il est plus original en tant que graveur qu’en tant que peintre. Considéré comme le grand promoteur des eaux-fortes, il connut le prestige de son vivant et son influence a perduré jusqu’à nos jours. Son extraordinaire renommée de graveur contribua à la large diffusion de ses estampes à travers les Pays-Bas et dans toute l’Europe. Il remit également au goût du jour une autre technique alors tombée en désuétude : la pointe-sèche, connue depuis le XVe siècle. Parmi ses oeuvres les plus représentatives figurent les portraits, où il saisit la personnalité la plus profonde de ses sujets, les auto-portraits, où il trace sa propre biographie, et des scènes bibliques. Il a su créer des images d’une humanité et d’une intensité poignantes et ses clairs-obscurs ont été admirés pendant des siècles. Un bon exemple en est Jacob et Benjamin, une gravure qui témoigne d’une profondeur et d’un arrière-fond magistraux. Pour lui, chaque gravure était une nouvelle recherche, un pas de plus dans sa lutte pour atteindre à la plus grande expressivité, la plus grande force et intensité possibles de l’image. Par conséquent, chacune de ses estampes est différente, d’où la grande séduction qu’il exerce. Pour sa part, Adriaen van Ostade (Haarlem, Pays-Bas 1610-1685) se consacra aux scènes de genre, dans un style vigoureux plein de subtils effets d’ombre et de lumière, sous l’influence de Frans Hals et de Rembrandt. Il est connu pour ses scènes de taverne, qui évoquent le monde de Brueghel, pour ces intérieurs hollandais, ces campagnards et ces petites choses simples, comme les deux scènes ici représentées : une femme assise sur le pas de sa porte et une scène de taverne. Il réalisa une cinquantaine de gravures sur la vie rurale où il capte le côté le plus poétique de la classe paysanne. Toujours dans l’école hollandaise, citons Anthonie Waterloo (Lille, 1609 – Utrecht, 1690), qui acquit unerénomme plus grande de graveur que de peintre. Il aborda tout particulièrement le thème de la nature et s’attacha aux aspects détaillistes des bocages et des feuillages, comme dans l’eau forte Bois.
En France, la gravure acquiert une grande importance au XVIIe siècle, sous le règne fastueux de Louis XIV. Le graveur Jacques Callot (Nancy, 1592-1635) crée sa série des Grandes Misères de la guerre, 18 gravures publiées en 1633 et reflétant sa vision tourmentée de la guerre de Trente Ans et les effets de celles-ci sur la population civile. Le Bûcher est une eau-forte de cette suite exécutée avec une calligraphie précise qui lui permet de rendre des détails précis. En Italie, Josep de Ribera (Xàtiva, 1591- Naples, 1652), peintre ténébriste, élabore une série de cuivres d’une facture extraordinaire, comme le montre Tête grotesque, bien que son oeuvre de graveur n’ait guère été féconde.
Si le XVIIe siècle a hissé la gravure au rang des arts majeurs, le XVIIIe est l’époque de son expansion. On peut suivre l’évolution du goût esthétique de l’époque : de la reproduction et recréation de sujets historiques et mythologiques, au début du siècle, à l’hégémonie du goût rococo, frivole et décoratif. La gravure devient la voie de diffusion de l’art des grands peintres auprès d’un marché grandissant de collectionneurs, de fonctionnaires, de nobles et de bourgeois. La croissance du marché de l’art provoque l’éclosion de nombreux ateliers de gravure, souvent familiaux, qui s’efforçent de reproduire, le plus fidèlement possible, les images picturales les plus demandées par le public de l’époque. Le burin, utilisé dans les portraits au début du siècle, est remplacé par l’eau-forte, pratiquée, entre autres artistes de renom, par Jean-Antoine Watteau (Valenciennes, 1684 – Nogent-sur-Marne, 1721), que ce soit dans des gravures originales ou dans celles de «reproduction » de certains de ses tableaux. Cet artiste, l’un des grands maîtres du dernier baroque français et du premier rococo, exécute des scènes galantes et des tableaux de moeurs. Avec lui, un nouveau genre fait son apparition : les «fêtes galantes », reflet de la vie courtisane qui recherche artificiellement un contact avec la nature, d’un charme idyllique et bucolique. Les deux eauxfortes de l’exposition, empreintes d’une sensualité piquante, sont d’une grande virtuosité.
Dans l’Italie du XVIIIe siècle, il existe deux centres importants de la gravure : Venise et Rome. À Venise, deux figures sortent du lot : Antonio Canal, dit Canaletto, et Giambattista Tiepolo (Venise, 1696 – Madrid, 1770), peintre et graveur. Considéré comme le dernier grand peintre du baroque et l’une des figures majeures du rococo, Tiepolo fut l’un des maîtres de la transition vers le XIXe siècle. Les deux gravures sélectionnées, l’une de type religieux qui représente une Via Crucis (1749) et l’autre du genre courtisan, Cléopâtre recevant des cadeaux (v. 1750), confirment sa maîtrise. L’énigmatique Vénitien Giovanni Battista Piranesi (Mogliano Veneto, 1720 – Rome, 1778), qui devint l’un des protagonistes du débat entre néoclassicisme et romantisme, travailla en deux directions : en tant qu’architecte imaginatif dans les Prisons et en tant que chroniqueur de son temps défendant la romanité dans ses Vues de Rome, gravures d’une grande fécondité et d’une grande beauté. Avant la photographie, le principal moyen de diffusion des images étaient les gravures ; et c’est pourquoi il y eut une réponse abondante à la demande de production de vues, en particulier de Rome et de Venise. Ainsi, les vedute connurent leur apogée au XVIIIe siècle, quand Piranèse et ses contemporains en exécutèrent les spécimens les plus magnifiques et gravèrent l’oeuvre la plus importante consacrée à l’architecture de l’Antiquité. Les méthodes de représentation et, surtout, la perspective atteignirent avec lui une indéniable splendeur. Les trois eaux-fortes qui apparaissent dans cette exposition sont trois exemples superbes des Vues de Rome, qui remportèrent un grand succès auprès des visiteurs de la capitale italienne et parmi les amateurs d’archéologie classique.
La tradition de la gravure en Angleterre commence avec William Hogarth (Londres, 1697 -1764) et se poursuit avec Rowlandson et William Blake, le plus éminent graveur britannique, contemporain de Goya. Londres, la ville européenne la plus populeuse du XVIIIe siècle, possède une riche bourgeoisie, et donc un grand marché pour les graveurs. La technique «à la manière noire » devient une spécialité de la gravure anglaise, grâce à laquelle les artistes obtiennent les contrastes les plus exacerbés mais aussi des exécutions subtiles et délicates. Dans la veine satirique, Hogarth se livre à des critiques de la société de son temps, comme le montrent Les Quatre Heures du jour, quatre eaux-fortes représentant l’actualité et brossant un portrait mordant de différents personnages de l’époque.
En Espagne, au cours du XVIIIe siècle, apparaissent une série de figures, dont la plus marquante sera le génial Francisco Goya Lucientes (Fuendetodos, 1746 – Bordeaux, 1828), artiste capital dans l’histoire de l’art espagnol et universel. Son individualisme et sa liberté de création brisèrent tous les moules artistiques de son temps. Doté d’une curiosité extrême, le Goya graveur ne cesse d’expérimenter les techniques et les procédés, il enrichit en permanence les méthodes et les ressources. Après s’être consacré aux gravures de «reproduction», conformément au désir de Charles III de diffuser les chefs-d’oeuvre de l’art espagnol à travers les estampes, il exécute la série des Caprices, un continuum d’êtres grotesques et corrompus qui font voler en éclats la sérénité et l’harmonie du néo-classicisme comme paradigme du beau et du noble. Dénonçant ainsi la société espagnole, il s’en prend ensuite à la folie irrationnelle de la guerre dans Les Désastres, réalisés à partir de la souffrance et du choc moral que lui ont causés l’invasion française. Ce sera le premier manifeste pacifiste, un réquisitoire contre la cruauté de l’homme, d’une grande valeur documentaire et testimoniale. Quant à La Course de taureaux, il capte dans ces scènes le mouvement et la vivacité de la corrida, tandis que les Proverbes les Disparates continuent à s’inspirer de la société espagnole et offrent des images fantasmagoriques et monstrueuses. En ce qui concerne la gravure du Petit Prisonnier. La répression est aussi barbare que le crime (v. 1810-1814), qui fait partie de la série des Prisionniers et qui apparaît dans cette exposition, c’est une pièce fondamentale de Goya sur le thème de la torture des prisonniers. Certains érudits pensent que cette série renvoie à la cruauté des Français envers les prisonniers de guerre espagnols, mais d’autres estiment que cela s’inscrit dans la dénonciation de la torture en général à laquelle Goya se livra, ce qui contribua, bien entendu, au débat sur l’abolition de la torture aux Cortès de Cadix. Comme les gravures de Callot et de Blake, qui eurent une influence, les unes sur la réglementation de la guerre, les autres sur la condamnation de l’esclavage, ces oeuvres de Goya, qui sont un hymne à la liberté, contribuèrent à la défense des droits de la société civile.
Autre artiste d’un grand relief, Francesc Tramulles (Perpignan, 1722 – Barcelone , 1773), qui fut avec son frère Manuel Tramulles l’un des principaux promoteurs de la première école d’art publique à Barcelone en 1747, ancêtre de l’actuelle Escola de la Llotja, et l’artisan de l’émergence du phénomène académiciste dans la ville catalane. Les oeuvres appartenant à la série Le Masque royal sont rassemblées dans un album de 26 feuillets et marient le récit historique et les illustrations. Elles commémorent un événement historique : la fête carnavalesque, dans les moeurs de l’époque, organisée par les corps de métier et les grandes institutions barcelonaises à l’occasion de l’intronisation du roi Charles III et de sa visite à Barcelone en Octobre 1759. Les oeuvres furent gravées par le Français J. Defehrt, tandis que les entêtes et les lettrines furent exécutées par le Valencien Pascual Pere Moles, tous deux s’inspirant des dessins originaux de Francesc Tramulles. Cette gravure représente le caractère festif des carrosses et des vaisseaux, traité sur un registre mythologique.
Au XVIIIe siècle l’utilisation des allegories dans la représenta192 tion imagère se produit dans une grande profusion et une grande complexité, le but étant d’« enseigner dans le plaisir», une consigne mise en oeuvre par une société divisée en castes, dominée par la monarchie absolue pour les affaires temporelles et par l’Église pour les affaires spirituelles. Au siècle suivant, cette vision va s’affaiblir sous les coups du rationalisme, qui exigera transparence et rationalité dans les images allégoriques et un usage des symboles en tant que métaphores illustrées.
La situation de la gravure au XIXe siècle connaît un tournant spectaculaire. Les nouveaux procédés industriels, en particulier la lithographie, permettent des tirages beaucoup plus grands et on voit se modifier sensiblement les caractéristiques de la gravure. Le goût de la collection se répand tandis que des monuments jusque-là difficiles à visiter s’ouvrent au public et aux chercheurs. Mais avec l’avènement de la photographie, les artistes graveurs se libèrent de la fonction que gardait encore la gravure, celle de reproduire et d’illustrer, et ne l’utilisent plus que comme un véhicule pour la création. Cependant, les académies composées de graveurs de reproduction, qui perpétuent un style froid et convenu, sans personnalité, continuent à exister. Marià Fortuny (Reus, 1838 – Rome, 1874) est sans doute le peintre graveur espagnol le plus important du XIXe siècle. Son oeuvre gravée est très limitée, mais le dessin et la technique y sont tout à fait magistraux. Les eaux-fortes Le Botanique et Méditation sont magnifiques, d’une technique et d’une force expressive qui placent leur auteur parmi les grands noms que nous avons mentionnés. Fortuny reprend les enseignements de Rembrandt, Tiepolo et Goya. Il faut également citer Xavier Parcerisa (Barcelone, 1803-1875), peintre et lithographe romantique qui fut l’un des promoteurs de la lithographie en Espagne. L’une de ses tâches majeures fut de résumer en une oeuvre tous les monuments espagnols. Souvenirs et beautés d’Espagne était divisée en onze volumes, consacrés chacun à une région du pays. Le tome consacré à la Catalogne parut en 1839, l’oeuvre finale comprenant 588 lithographies presque toutes dessinées d’après nature, comme Lérida.
L’art moderne et la gravure
Le XXe siècle connaît une véritable révolution visuelle, à cause du bombardement d’images des publications, de la télévision, du cinéma, de la vidéo, de la publicité qui brisent les schémas convenus. Cette civilisation de l’image demande des changements constants fondés sur la recherche, l’enquête et l’expérimentation. La plupart des artistes gravent ou emploient les nouveaux systèmes d’impression, telle la sérigraphie, les éditions se multiplient, les formats augmentent, des galeries spécialisées dans la gravure ouvrent leurs portes, le rôle du technicien-artisan prend un relief particulier et un large public s’intéresse à l’acquisition d’oeuvres en série. Le siècle s’ouvre sur le succès des éditions de livres illustrés par les meilleurs artistes et l’affiche publicitaire devient populaire. Des éditeurs tels que Vollard, Kahnweiler ou Cussirer publient le travail d’artistes qui bouleversent les langages et la technique.
Pendant la première moitié du XXe siècle, la gravure connaît une grande éclosion. Fauvisme, cubisme, expressionnisme, surréalisme, abstraction ou pop art, les nombreux mouvements artistiques trouvent dans la gravure un médium clé pour la création et la diffusion de leurs langages expressifs. Lors des années charnières entre le XIXe et le XXe siècles, Paris supplante Rome comme source de modèle artistique. L’Exposition universelle de 1900 ouvre tout grand la fenêtre de la modernité et la capitale française devient le pôle d’attraction des artistes du monde entier. Des créateurs tels que Matisse, Rouault ou Derain sont gagnés par la fièvre de gravure qui agite le milieu artistique. Il faut à cet égard évoquer la création en 1927 de l’Atelier 17, un centre fondé par Stanley William Hayter, laboratoire de nouvelles techniques, de gravure comme d’impression. Cet atelier verra défiler les artistes les plus célèbres, de même que celui de Lacourière, situé à Montmartre, foyers tous deux d’une grande liberté de création. La production fauve et cubiste d’André Derain (Chatou, l880 – Garches, l954), située entre l904 et l912, fut décisive pour l’art de ce siècle, jouant un rôle régulateur entre Cézanne, le primitivisme et les peintres d’avant-garde. Sa création ultérieure, de tendance classiciste et italianisante – comme les deux eaux-fortes ici présentes – n’était pas une exception dans cette avalanche d’artistes attirés par le «retour à l’ordre», dont Picasso lui-même. Parmi l’exceptionnelle colonie d’artistes installés à Paris au début du XXe siècle figurent Fernand Léger (Argentan, 1881 – Gif-sur-Yvette, 1955), qui fit entrer le monde industriel dans l’art. Son souci de refléter le monde du travail et de l’industrie dans l’art en font un pionnier. Considéré comme le rénovateur du cubisme, dans son dépassement des lignes directrices établies par Picasso et Braque, Léger a toujours été vu comme l’artiste ayant cherché à saisir la beauté moderne à travers une esthétique industrielle et mécanique : images teintées d’optimisme, pleines de couleurs et de vitalité, comme le montre la lithographie Le Campeur. Inscrit lui aussi dans cette pléiade parisienne, Maurice Utrillo (Paris, 1883 – 1955), dont la peinture n’abandonne pas le cadre de la représentation réaliste traditionnelle, même si elle a adopté une plus grande liberté dans l’utilisation de la forme et de la couleur. Les deux scènes, Moulin de la Galette et Montmartre sont un bel exemple des thèmes urbains de Paris et sa banlieue qu’il a souvent cultivés. En 1910, Marc Chagall (Vitebsk, 1887 – Saint-Paulde- Vence, 1985) arrive en provenance de Russie dans la capitale française ; durant sa longue carrière, il excellera comme peintre et comme graveur. La naïveté et la fantaisie de ses images se reflètent dans l’eau-forte présentée dans cette exposition. L’un des sculpteurs les plus importants du XXe siècle, Jean Arp (Strasbourg, 1886 – Bâle, 1966), également peintre et poète, participe en même temps à deux mouvements apparemment contradictoires (De Stijl et Dada), mais qui prétendaient l’un et l’autre faire table rase de tous les langages figuratifs institutionnalisés et historiques et ramener l’opération artistique au plus élémentaire de l’acte esthétique pur. Les formes courbes, lisses et découpées de la lithographie Von Näbein gezeug participent de sa recherche de formes primaires et originelles en tant que noyau générateur de toutes les formes de vie possibles. Du biomorphisme et des constellations initiales, il passera aux organismes unicellulaires, formes ayant un grand pouvoir de simplification, directement issues de la nature.
L’oeuvre de Pablo Picasso (Malaga, 1881 – Mougins, 1973), qui suit une évolution rigoureuse, le situe parmi les meilleurs graveurs du XXe siècle de par sa maîtrise des différentes techniques et son audace dans le traitement des sujets. C’est l’exemple même de l’artiste graveur qui repousse le concept de gravure au-delà des limites d’une technique concrète. La lithographie Tête d’homme barbu (1965) nous montre le caractère iconoclaste, l’attitude transgressive et l’esprit d’anticipation d’un créateur qui s’exprime sans tabous et sans entraves. Sa révolte le conduit à des déformations, des redimensionnements, des déconstructions et des transmutations de la figure humaine, ainsi qu’à une perméabilité constante entre caricature, primitivisme, humour, burlesque, satire et métamorphose. Mais l’une des séries les plus célèbres de Picasso est la Suite Vollard, composée de 100 gravures de l’artiste réalisées entre 1930 et 1937. Il s’agit d’un ensemble exceptionnel, tant pour sa maîtrise de la technique que pour la beauté de ses images. La Suite Vollard est née de l’échange commercial entre le marchand d’art et éditeur de renom Ambroise Vollard et Picasso. La plu part des gravures, exécutées avec une grande virtuosité technique, sont des eaux-fortes, caractérisées par un trait net et précis, mais on y trouve aussi d’autres techniques, comme la pointe-sèche, d’une finition plus sévère et massive, parfois combinée avec l’eau-forte et l’aquatinte. Ce mélange intéressant, que les spécialistes ont qualifié de plus belle enseigne de la chalcographie contemporaine, reprend certains des sujets préférés de Picasso : l’art, l’érotisme et la tauromachie, thèmes emblématiques du nu et de la mythologie que l’artiste relie en une prodigieuse variation. La plupart des figurations de cette suite montrent clairement la composante classiciste de l’entreprise picassienne.
Le groupe surréaliste entre dans l’histoire de la gravure avec un travail très intéressant, comme celui de Max Ernst (Brühl, 1891 – Paris, 1976) – dont l’exposition présente une lithographie –, qui illustra ses propres écrits ou ceux de poètes comme Paul Éluard et Breton. Les années 1930 jettent sur la scène de la gravure catalane, sous l’influence de Paris, des artistes pionniers qui resteront très actifs dans ce domaine : Joan Miró (Barcelone, 1893 – Palma de Mallorca, 1983) et Salvador Dalí (Figueres, 1904-1989). Dalí entretiendra toujours une relation féconde avec la littérature et illustrera tout au long de sa carrière de nombreux livres, puisant dans son propre répertoire de symboles pour traduire visuellement des récits littéraires selon sa propre lecture, très singulière . L’un des chefs-d’oeuvre du Dalí illustrateur est son travail, parmi ses premiers, sur Les Chants de Maldoror, édité en 1934 par Albert Skira : des eaux-fortes qui illustrent le texte célèbre du comte de Lautréamont, suivant sa méthode paranoïaque-critique, conçue quelques années auparavant. La pièce qui le représente dans cette sélection , Hommage à Konrad Adenauer (1967), donne la mesure de ses créations faites grâce aux associations d’images les plus singulières et aux iconographies oniriques. Miró, quant à lui, est l’un des artistes catalans s’étant le plus consacré à l’oeuvre graphique. «Je ne suis ni un graveur, ni un peintre, mais quelqu’un qui tente de s’exprimer par tous les moyens.» Il est des artistes pour qui la gravure est quelque chose de complémentaire ou d’accidentel. Mais ce n’est pas le cas de Miro, dont l’oeuvre graphique est essentielle : une activité qu’il mènera à bien tout au long de son parcours. Ses premières oeuvres datent de 1928 et il exécutera ses dernières lithographies et eauxfortes dans son atelier de Son Abrines, à Palma de Majorque, quelques mois avant sa mort. Son travail de graveur est reconnu en 1954 lorsque lui est décerné le Grand prix de gravure à la Biennale de Venise de la gravure. C’est en 1947 que se produit un fait crucial pour son orientation vers la gravure : au cours d’un voyage aux Etats-Unis, où il fréquente le célèbre Atelier 17 (qui s’était déplacé de Paris à New York en 1940), il s’initie à certaines techniques qu’il va développer dans des oeuvres ultérieures, comme le vernis mou, la résine, l’aquatinte et le sucre. Sa recherche inlassable le poussera à des expériences et avec les techniques traditionnelles (gravure, pointe-sèche et aquatinte) et avec les techniques les plus novatrices, comme le carborundum, qui lui permet d’obtenir des reliefs. Du point de vue iconographique, l’oeuvre graphique de Miró part des mêmes bases que sa peinture, et en a aussi les grands formats. Si la technique qu’il utilise le plus est la lithographie, après y avoir été initié dans l’atelier parisien de Mourlot, il développe également une vaste production aussi bien de gravures sur métal que de gravures sur bois. Il participe intensément aux éditions de bibliophilie de grands poètes et écrivains et est un artiste incontournable pour les grands éditeurs du monde entier. Son magnifique Hommage à Joan Prats (1972) met en évidence les principales caractéristiques de l’oeuvre de cette époque : austérité, limitation, retenue et souci de simplification. Y abondent les champs noirs, les espaces sombres et ténébreux qui, délimités et balisés par des profils très nets, purs et synthétiques, confinent au schématisme. Sur ces zones sombres brillent de petites zones de couleur, tels des yeux observateurs, qui sont compensées par le blanc du papier. Il convient également de mentionner le pochoir réalisé pour la revue D’ací i d’allà de l’hiver 1934.
Autre surréaliste installé à Paris, Roberto Matta (Santiago du Chili, 1911-Civitavecchia, 2002), dont les contributions à la deuxième génération surréaliste furent essentielles. Mais ce qui a révolutionné les bases du surréalisme, c’est sa volonté de capter l’énergie mentale, de donner une forme au monde invisible de l’esprit, à ce que Matta appelait des «morphologies psychologiques». Un automatisme qui lui permettait de vider le contenu du monde onirique de toute référence visible et de s’en tenir à des paysages intérieurs et introspectifs directement jaillis de l’inconscient. Dès lors, il engendrait des formes symboliques, plongées dans des espaces magiques, se déplaçant dans l’espace propulsées par une énergie transmutatrice. Par cette démarche, Matta était très proche de ce que Breton avait défini comme «automatisme absolu » ou «surréalisme abstrait», et il n’est donc pas étonnant qu’il ait été la source d’inspiration de ce qui devait être le Troisième manifeste du surréalisme et une pièce maîtresse dans la transformation de ce mouvement à une époque où il semblait au point mort.
Entre Fortuny et Picasso, d’importants artistes catalans se consacrèrent à la gravure dans la capitale française, et bien que leur valeur aient été reconnue à leur époque, ils restent aujourd’hui en instance de relecture. Nous parlons par exemple de Joaquim Sunyer (Sitges, l874-1956) et de Pau Roig (1879-1955), deux graveurs d’une qualité extraordinaire, bien représentés ici. Référence irremplaçable pour expliquer le sens des idées esthétiques d’Eugeni d’Ors – connues sous le nom de courant méditerranéiste –, la sensibilité de Sunyer s’accordait parfaitement avec la nouvelle façon de comprendre la réalité, avec ce souci de l’ordre, l’équilibre, la sagesse, la simplicité et la clarté qui, après le tourbillon moderniste, s’était éveillé en Catalogne comme dans d’autres pays européens. Le fait de s’installer à Paris en 1896 le détacha du climat moderniste qui régnait au moment de sa formation, le poussa à participer à la réaction de la nouvelle peinture contre l’impressionnisme et le rapprocha de certains Nabis, notamment Bonnard et Vuillard. Malgré la liberté du trait, l’efficacité de ses lignes permettent de saisir l’atmosphère de subtiles scènes descriptives dans les rues du Paris de1900. Quant à Roig, dont le trait est plus dessinistique et mesuré, il décrit des décors champêtres et bucoliques.
Il faut également citer l’eau-forte de Francisco Iturrino (1864-1924), la lithographie de Josep de Togores (Cerdanyola del Vallès, 1893 – Barcelone, 1970) et, surtout, la gravure de Henry Moore (Grande-Bretagne, 1898-1986). Considéré comme le plus grand sculpteur britannique du XXe siècle, il explore dans ses gravures ses thèmes de prédilection: le nu féminin couché, les maternités et les études d’animaux. Des sujets qu’il avait abordés dans son travail sculptural, mais qu’il matérialisa dans la deuxième partie de sa longue carrière à travers la pratique du dessin et de la gravure.
La gravure contemporaine
L’oeuvre graphique originale devient l’un des médias les plus utilisés par les artistes contemporains, elle apporte une contribution très nette au monde des collectionneurs, à la fois pour son accessibilité et pour ses prix plus abordables. L’oeuvre graphique et le multiple ont permis, comme nulle autre manifestation des beauxarts, la diffusion de l’art. C’est pourquoi l’oeuvre graphique originale s’est convertie en un objectif des petits et moyens collectionneurs, soucieux d’acquérir des oeuvres d’art des premières signatures internationales à des prix restant abordables
La collection Gelonch Viladegut comprend des oeuvres d’artistes contemporains de prestige national et international, exécutées au cours de la seconde moitié du XXe siècle, qui reflètent les tendances dominantes de ces années: informalisme, pop art, op art et nouvelle figuration. Depuis le premier tiers du XXe siècle, les plasticiens ont provoqué une véritable révolution conceptuelle dans cette discipline en utilisant de nouveaux instruments et matériaux, invalidant ainsi les règles académiques et les canons du métier. L’artiste, libéré de tout carcan technique et historique, aborde la gravure sans aucune idée préconçue, selon des approches tout à fait novatrices.
La revendication de la recherche, de l’expérimentation et de l’innovation dans une quête libre, sera la principale caractéristique de l’artiste contemporain. Sur cette voie, tout est valable et n’importe quel outil peut donc servir de burin; les techniques mélangées et l’intervention du hasard coexistent avec bonheur; la cohabitation de matériaux en tous genres sur la même planche ou les proportions énormes qu’ils peuvent prendre sont des exemples, parmi bien d’autres, de la versatilité qu’ont atteinte les propositions audacieuses.
À partir de l’impressionnisme, en passant par le cubisme et Mondrian, le futurisme, le constructivisme et les analyses du Bauhaus, on arrive aux recherches cinétiques de l’op art, soucieux de donner aux oeuvres une impression de mouvement et de doter l’espace pictural de dynamisme, comme on le voit dans la lithographie de cette exposition. Victor Vasarely est considéré comme le plus plus grand représentant de «l’optical art», qui mena à bien ses premières expériences liées à ce langage visuel dans les années 1930.
En Catalogne, un groupe varié d’artistes de la génération d’après-guerre, acteurs de la rupture, révolutionne le contexte de la création. Joan Ponç, membre de Dau al Set, aux côtés de Joan Brossa, Modest Cuixart, Arnau Puig, Antoni Tapies et J. J. Tharrats – un groupe qui connecte avec le surréalisme pour explorer l’inconscient –, mène quant à lui une recherche intérieure fondée sur des images issues de rêves et de délires. Mais l’un des mouvements artistiques d’après-guerre ayant eu le plus d’adeptes dans notre pays, pour ce qu’il supposait de liberté de création et de dynamitage du carcan de la représentation, est l’informalisme, un courant d’avant-garde né en France dans les années 1940, mais devenu en Catalogne une référence expressive majeure pour les nouvelles générations. Songeons que la crise engendrée par la seconde guerre mondiale met sur le tapis de nouvelles valeurs liées à l’existentialisme. La société ruinée et détruite était plongée dans une atmosphère d’oppression et d’angoisse, et c’est dans cette ambiance que l’informalisme, à partir d’une conception nihiliste du monde, reflète un désarroi profond. Face à tant de destructions, les artistes réagissent en s’’accrochant à quelque chose de tangible, et c’est la matière en soi et son essence – textures, densités, pâtes, épaisseurs, qui vont permettre de défendre la vie. Bientôt, grâce à Antoni Tàpies, qui introduit ce mouvement en Catalogne, un ensemble de créateurs catalans, entre 1957 et 1967 approximativement, vont s’emparer de ces principes et les frapper d’une empreinte personnelle qui va enrichir les bases initiales de ce courant. S’il prend si fort en Catalogne, c’est à cause du besoin de liberté créative à une époque d’isolement et de répression culturelle ; ce langage s’inscrit profondément dans le sentiment et l’art catalan, notamment dans le travail de Clavé, Tàpies, Bechtold, Cuixart, Tharrats, Guinovart, Ràfols-Casamada, Hernàndez Pijuan ou Vilacasas. Au sein de l’État espagnol, l’un des premiers mouvements d’avant-garde surgit quelques années plus tard que Dau al Set : le groupe madrilène El Paso, né pour secouer l’art espagnol contemporain. Saura, Millares, Canogar et Feito, entre autres, vont devenir les représentants d’un langage abstrait à tendance informaliste qui marquera les années 1950 et 1960. Il convient de souligner que ces artistes participent de traits enracinés dans la culture hispanique qui les rapprochent de la veine ténébriste, la tradition baroque, l’Espagne noire et la pensée dramatique de certains poètes et artistes comme El Greco, Ribera, Vélasquez ou Goya.
Un autre courant abstrait s’inscrit dans la dématérialisation, l’essentialisation et la construction géométrique – à vocation architecturale –, avec une découverte parallèle du vide et de la suggestion de mouvement, qui rencontrent de nombreux partisans, tels, Chillida, Alfaro, Sergi Aguilar, Llena, Chancho, Amat et Plensa.
Bien que différemment qu’aux États-Unis et loin de l’optimisme et de la prospérité si liés à la société de consommation et aux médias – comme chez un Roy-Lichteinstein –, le pop art en Europe, en cours de reconstruction après la guerre, ne participe pas de la même approche. Adami, Arman, César, Hamilton, Hockney, Rotella ou Vedova sont inclus dans l’univers pop, quoiqu’on les retrouve sous d’autres appellations artistiques, par exemple les «nouveaux réalistes». En Catalogne, le pop art apparaît souvent mélé à l’engagement politique et à une volonté très nette de dénonciation. Au milieu des années 1960, l’informalisme entre en crise et de nouveaux artistes jugent la peinture abstraite peu appropriée à la contestation sociale et politique dans laquelle ils sont pris. Rappelons qu’au tout début de cette décennie, en Catalogne, un groupe d’artistes, qui sera connu sous le nom de Nouvelle Figuration, réagit au langage de l’abstraction et de l’informalisme et façonne une expression essentiellement figurative, qui s’affirme avec beaucoup de sens critique et d’ironie. La charge sociale de leur travail et leur esprit combatif les poussent à participer à des mouvements comme Estampa Popular, qui se propose de faire un art facile à comprendre, peu onéreux – ce sont des oeuvres en série –, et à teneur sociale et politique. La Nouvelle Figuration était un art critique, qui puisait dans la réalité sociale et pouvait soulever les foules. Avec une iconographie issue de l’actualité, ses analyses socio-culturelles constituaient une chronique de la réalité. Arranz Bravo, Bartolozzi, Artigau et Serra de Rivera participèrent à ces engagements. Dans les années 1980, dans le contexte international, on assiste à une récupération de la peinture faite en Espagne avec de nouvelles interprétations. Ces nouvelles générations ouvrent d’autres voies et ont pour figure de proue Luis Gordillo, qui reflète une réalité psychique, plus que physique, qui transcende l’abstraction, le pop et la nouvelle figuration.
Plusieurs raisons ont poussé les artistes modernes et contemporains à faire de la gravure l’un de leurs moyens d’expression essentiels, mais on peut en relever trois : la diffusion sociale, l’expérimentation plastique et la poétique de l’exécution. La première tient à l’objectif premier de toute oeuvre d’art, à savoir la communication avec le spectateur. Étant donné la multiplicité de sa présence, la gravure devient un élément à usage public et démocratisateur. La deuxième se concentre sur la recherche que le créateur mène à bien en plusieurs phases qui interprètent la trame des interventions au cours du processus. Et enfin, le troisième, soit le processus de création, prend un caractère cérémoniel, par lequel le travail ne se réduit pas à la morsure de la plaque mais est complété par une série de préparatifs artisanaux dont dépend le succès ou l’échec de tout le processus.
Conxita Oliver
Membre de l’Association Catalane et Internationale de Critiques d’Art